Pourquoi le démantèlement de Big Tech n’est pas pour demain

Aux Etats-Unis, Amazon, Apple, Google et Facebook sont actuellement dans le collimateur du ministère américain de la justice (DoJ) et de la Federal Trade Commission (FTC). Des enquêtes seraient en préparation pour déterminer si ces géants violent les loi antitrust américaines. Le Congrès américain a également annoncé le lancement d’une vaste enquête concernant leur influence sur leur marché. Certains politiciens démocrates réclament le démantèlement de ces entreprises. 

En Europe aussi, on s’inquiète du pouvoir démesuré de Big Tech depuis des années. L’UE a déjà infligé plusieurs amendes monstres à Google pour sanctionner ses efforts pour évincer ses rivaux et s’arroger une position dominante sur ses marchés.

Des pratiques anti-concurrentielles nombreuses et variées

Mais aux Etats-Unis, les dessous de cette mise en cause sont éminemment politiques. Les politiciens démocrates comme républicains commencent en effet à fourbir leurs armes en vue des élections présidentielles qui commencent à se profiler à l’horizon. Le président américain Donald Trump est un détracteur de longue date des géants de la Silicon Valley, dont les dirigeants n’ont jamais caché leurs sympathies politiques démocrates. Il exècre plus particulièrement Jeff Bezos, le CEO d’Amazon, et selon certaines sources, il s’agirait même d’une « obsession ».

Il n’empêche que les enquêteurs ne seront pas gênés par une pénurie d’éléments pour appuyer d’éventuelles accusations de pratiques anti-concurrentielles. Amazon a la possibilité d’exploiter les données que les utilisateurs laissent sur sa plate-forme pour analyser leurs goûts et leurs besoins. Ce data-mining lui confère un avantage indiscutable sur les vendeurs qui utilisent sa plate-forme pour y vendre leurs produits. L’UE a déjà puni Google pour la manipulation des résultats de recherche destinée à évincer ses concurrents et à mettre en avant ses propres filiales. Il leur sera également facile de démontrer l’écrasante domination de Facebook et Google dans le domaine de la publicité numérique. Les deux firmes s’arrogent désormais la quasi-totalité des gains de croissance de ce secteur.

S’ils sont reconnus coupables de ces violations, ils seront probablement condamnés à payer de fortes amendes, comme cela a déjà été le cas en Europe avec Google. Mais il est très improbable qu’un démantèlement soit de mise, explique Martin Giles de la MIT Technology Review.

Une réglementation ani-trust totalement obsolète

Il fournit 3 arguments pour étayer cette opinion :

  1. Les lois antitrust américaines sont essentiellement basées sur le prix de vente des produits et services. Historiquement, on évalue la nécessité de démanteler les monopoles à l’aune du « bien-être du consommateur ». Celui-ci se cantonne bien souvent à l’examen des prix : les entreprises sont accusées de pratiques monopolistiques lorsque l’on peut prouver qu’elles ont profité de leur position dominante pour faire grimper les prix et restreint les investissements sur un marché donné.Mais dans le monde des entreprises technologiques, qui proposent souvent des plates-formes « gratuites » à leurs utilisateurs, et qui gagnent leur vie en revendant l’attention de ceux-ci à des entreprises, cette référence au prix n’est plus pertinente. La législation anti-trust n’est tout simplement plus valable dans le monde d’aujourd’hui.
  2. En outre, les sociétés des technologies ne sont pas des monopoles « naurels », qui ont profité d’un coût d’entrée élevé sur un marché pour s’imposer comme le principal opérateur de ce marché. Elles ont en revanche bénéficié d’effets de réseau : elles gagnent tant d’utilisateurs, ou de vendeurs sur leur plate-forme, qu’elles finissent par devenir incontournables pour les autres utilisateurs/consommateurs. Mais les efforts qu’elles ont menés pour acquérir cette popularité ne sont pas illégaux.
  3. Enfin, ces firmes exploitent leur collecte massive de données utilisateurs pour peaufiner leur offre de services gratuits, et se rendre encore plus attirantes à l’égard des utilisateurs. Ainsi se forme un cercle vertueux : plus elles attirent d’utilisateurs, plus elles amassent de données sur eux, et plus elles sont en mesure de perfectionner les services ou biens qu’elles proposent pour séduire encore davantage d’utilisateurs. La généralisation de l’intelligence artificielle devrait encore intensifier cet effet. Mais là encore, rien d’illégal, compte tenu de l’obsolescence des lois anti-trust existantes.

L’ultime raison : ne pas laisser le leadership en matière d’intelligence artificielle échapper aux USA

Néanmoins, Big Tech a tout de même du souci à se faire, estime Martin Giles. Les législateurs américains pourraient en effet s’inspirer de l’expérience de Microsoft dans les années 1990. Microsoft était alors accusé d’imposer son système d’exploitation Windows à ses utilisateurs. Le DoJ a tenté de scinder Microsoft pour l’empêcher de regrouper son navigateur Internet Explorer avec le système d’exploitation Windows. Ila échoué dans ses efforts, mais les batailles judiciaires ont nui à la réputation de Microsoft, et ont limité ses ambitions. Elles se sont soldées par un règlement à l’amiable… mais aussi par la naissance de Google.

Mais le le chirurgien français Laurent Alexandre, installé en Belgique, ne partage guère ce point de vue. Récemment, il a rappelé le rôle crucial de l’intelligence artificielle, et expliqué pourquoi celle-ci remettrait en cause toute velléité de démantèlement des géants de l’internet dans un article d’opinion publié dans le magazine français L’Express :

Logiquement, l’IA panique les autorités antimonopole, qui ne savent pas comment réglementer les services qu’elle produit, contrairement aux anciens géants industriels (…). De surcroît, les GAFA et les BATX vont aider la Chine et les Etats-Unis à se partager le monde, comme l’Espagne et le Portugal l’Afrique et l’Amérique du Sud au 16ème siècle. (…)

Puisque l’IA est le coeur de la puissance militaire au 21ème siècle, l’Europe, qui a perdu la guerre technologique, aura besoin d’être protégée et doit accepter la realpolitik : notre cybersécurité ne peut être assurée que par l’OTAN et les GAFA. (…)

Et le Pentagone s’opposera au démantèlement des géants de l’IA, qui donnerait à la Chine le leadership mondial. Si l’Occident cassait en morceaux les GAFA, au moment où la Chine soutient énergiquement ses champions en IA pour devenir la première puissance mondiale, il serait vraiment urgent d’apprendre le mandarin à nos enfants ».

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